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Docteur, expliquez-moi ce qu’est un coeur, comment ça fonctionne et pourquoi un bon dieu de bon sang de bonsoir de jour maudit il cesse de faire son boulot.
Et que cela aura des conséquences terribles sur la vie des gens qui aimaient celle qui possédait ce mauvais coeur.
Le mien m’en fous, Docteur, le mien s’il s’était arrêté ça serait moins grave, c’est la liberté le coeur qui cesse de battre.
Celui d’Ingrid, Docteur, il a fini sa route, il n’a plus fait de bruit, il n’a plus voulu redémarrer.
Et c’est cela que je voudrais comprendre.
J’ai bien compris que cela l’avait menée à la fin de sa vie, tout à coup comme ça sur la cinquantaine, un jour de septembre 2006.
Cela je l’ai bien compris.
J’essaie de remonter l’histoire, de savoir quand est-ce que le coeur d’Ingrid a commencé à défaillir.
Il y a eu des signes.
Première alerte : elle tombe raide alors qu’elle se maquillait devant le miroir de la salle de bain, elle tombe raide par terre tout d’un bloc, sa tête fait « BOUM « sur le sol, les murs tremblent.
Je sors des toilettes et je l’appelle.
Elle a perdu brièvement connaissance, retrouve assez vite ses esprits.
Elle ne sait ce qui s’est passé. Moi non plus.
Nous ne comprenons pas.... Les médecins ils savent, ils expliquent comme ils peuvent, Docteur, mais nous ne comprenons pas bien... On sait vaguement que son coeur s’est mis à avoir des soucis de fonctionnement.
Il me semble que cette histoire de valve tricuspide merdique avait déjà été introduite dans notre univers. Que nous en avions déjà entendu parler au sujet d’Ingrid.
C’était pas tout simple tout facile de comprendre une histoire de valve tricuspide, Docteur, je sais toujours pas de quoi il s’agit.
Une sorte de clapet qui ferait mal son boulot, pas assez hérmétique ?
La porte mal fermée sur du sang pourri ?Ingrid elle a commencé à tomber comme ça raide de temps en temps, n’importe où n’importe quand, au début une fois par trimestre, puis une fois par mois, puis deux ou trois fois la semaine, et là je l’ai faite emmener au CHU de Rouen et elle en est ressortie deux mois plus tard les pieds devant avec plus de vie en elle.
On lui a dit, sur place, de ne pas garder sur elle ses bijoux, elle m’a passé au doigt un petite bague en or .Elle l’avait toujours gardée en souvenir de son père, qui la lui avait donnée, et qui était mort maintenant.
Et aujourd’hui je porte cette bague que je n’ai jamais enlevée depuis ce jour où elle me l’a passée au doigt en arrivant au CHU.
Nous devions nous marier en 2007, donc cela valait la peine qu’elle me passe cette bague, c’était comme un mariage symbolique et d’ailleurs elle est morte.
Elle m’a passé cette bague au doigt en juillet et elle est morte en septembre.
Et elle est toujours morte et encore morte et ça m’étonnerait que ça change.
On l’avait opérée ça avait l’air d’avoir marché, tout le monde attendait que ça reparte bien, c’est pas rien une opération du coeur et nous allions la voir chaque après-midi c’était l’été tout le monde pouvait.
Ce qui nous gênait un peu, Ingrid et moi c’était que nous n’avions pus de vie personnelle, nous n’avions plus de vie de couple, jamais tous les deux ensemble comme nous avions l’habitude, nous étions auparavant un couple qu’on appelle « fusionnel « et là il y avait tout le monde autour, tout le monde venait et nous deux : rien jamais tout seuls.
Elle s’en désolait en même temps nous avions de l’affection pour les autres mais notre vie de couple à deux était empêchée et nous en avions beaucoup besoin, elle comme moi.
Mais nous n’avions rien dit car les autres étaient en droit de venir s’informer chaque jour sur ses progrès et les gens manquent souvent d'empathie et ne pensent qu'à eux, à leurs avantages, sans rien voir des empêchements qu'ils provoquent.
Un jour, dans son lit d'attente, elle a fait un AVC c’est une jeune toubib qui me l’a expliqué dans le couloir, près de la porte de sa chambre, là haut en cardiologie au CHU.Je me souviens que cette jeune toubib avait de longs cheveux ondulés et que cela adoucissait un peu la brutalité de ce qu'elle était en train de m'expliquer.
Elle le faisait calmement, précisément, il n'y avait pas d'affect pour saupoudrer son discours.
Elle m’a expliqué mais je ne comprenais pas bien ce que ça voulait dire, ces mots techniques, Elle disait qu’elle récupérerait peut être « tout «, ou bien un tiers, et.c, je ne comprenais rien, sauf que j’avais un peu eu peur, ça me faisait peur ce mot « AVC «.
Je ne savais pas ce que ça voulait dire, on ne me l’avait jamais dit.J'ai dit à la jeune toubib :
- Comme vous avez du courage de dire de telles choses, des choses si douloureuses, aux gens...Chez moi j’ai regardé sur Internet, « Accident Vasculaire Cérébral «.
Je savais le dire, je saurais le dire, désormais :
- Ingrid a fait un Accident Vasculaire Cérébral.Moi j’ai vu après les explications de l’infirmière qu’Ingrid elle avait du mal à me parler, elle avait une drôle de voix, comme si elle avait bu, c’était lent et geignard.
Cependant elle me reconnaissait, son cerveau fonctionnait bien, je m'attendais à pire.
Puis elle s’est mise à parler bizarrement, elle bégayait, elle cherchait ses mots, elle ne les trouvait pas, elle en prenait un pour un autre, c’était incompréhensible.
Elle avait l’air si fatiguée sur ce lit d’hôpital.
Je suis sorti prendre l’air, allumer une cigarette dehors et puis tout à coup j’ai pleuré, je me sentais angoissé, ma cigarette était secouée par mes doigts tremblants, j’avais déjà vu des gens pleurer à divers endroits de cet hopital, je n’avais pas imaginé que je serais l’un d’eux par la suite.
J’avais comme l’impression qu’un serpent venimeux venait de mordre notre vie et qu’il ne voulait pas lâcher prise.Ces serpents au regard glacé, ils t’attrapent et leur regard est sans âme au fond.
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Voilà un des dommages collatéraux de la solitude, de l’abandon par les autres, de l’isolement, de l’oubli de soi par les autres, qui sont un mauvais terrain pour vaincre un deuil terrible.
Je me réveille doucement, vais me préparer un café, je me recouche et je regarde un énième épisode de la série télévisée américaine Mad Men.
Je prends mon temps parce que j’ai tout mon temps et qu’en plus je suis tout seul tout seul dans cette maison.
Pas de mails, pas de messages privés sur Réseausocial, pas de coups de téléphone, pas de visite.
Donc je me regarde cet épisode de Mad Men en sirotant ce premier café chaud matinal.
Et voilà qu’une petite fille, dont le grand père vient de mourir, fait un petit discours de colère à la famille réunie pour préparer les obsèques. Elle a entendu des rires et elle surgit, furieuse, dans la pièce où sont réunies les personnes concernées :
- Comment vous pouvez rester là ? Vous croyez qu’il ne s’est rien passé ? Vous n’avez pas vu qu’il est parti ? Il était là et maintenant il n’est plus là ! On ne le reverra plus jamais Il est mort ! Grand-Père est mort ! Nous ne le reverrons plus jamais ! Et tout le monde s’en fiche ! Oui : il est mort et je voudrais que personne ne rigole !
Moi aussitôt je me vois submergé par des torrents de sanglots, tout à coup comme ça ça me tombe dessus, je n’avais pas prévu. Je suis obligé de me lever d’un bond et d’interrompre le discours de cette petite fille car mes larmes brouillent l’image et mes sanglots me perturbent l’organisme.
Finie la grasse matinée indolente au pieu.
Car évidemment j’avais entendu cela, par la bouche de la petite fille révoltée :
- Comment vous pouvez rester là ? Vous croyez qu’il ne s’est rien passé ? Vous n’avez pas vu qu’elle est partie ? Elle était là et maintenant elle n’est plus là ! On ne la reverra plus jamais Elle est morte ! Ingrid est morte ! Nous ne la reverrons plus jamais ! Et tout le monde s’en fiche ! Oui : elle est morte et je voudrais que personne ne rigole !
Ce sont les douleurs encore les douleurs et toujours les douleurs et demain j’en vivrai d’autres.
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Les jours où tout le monde est au repos, qu’on appelle « jours fériés «, je me sens paradoxalement plus seul encore que d’habitude, je crois que c’est justement parce que tout le monde est disponible et que cela ne change rien à ma situation d’homme oublié.
Sentiment de vertige de solitude.
C’est une accumulation de petits faits : les embouteillages qui font renoncer à rencontrer une amie, le renoncement de ma fille à ce que je vienne la chercher pour passer quelques jours chez nous, le 14 Juillet et son défilé militaire, le Tour de France....
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Il y aurait comme qui dirait
Toujours une personne supplémentaire
Qui se tiendrait on ne sait où
Dont on ne devinerait pas la présence
Qui serait invisible et inexistante
Mais là
Par le truchement du souvenir
Tellement là pendant des années
Cette personne n' agirait pas
N’ influerait sur rien
Mais souvent on lèverait le nez
Le soir
Vers le ciel en se demandant
Où elle peut bien loger désormaisEtonnant de te rencontrer
Comme ça par hasard dans la rue
Tu m’ as demandé des nouvelles
Le petit lapin est toujours vivant
Le petit chien est encore là
Rien n’ a bougé
Je suis encore là
Et tu es contente de me revoir
Et moi aussi
Mais évidemment c’ est en me promenant tout seul au marché
Avec le souvenir de toi
Que ce désir est venu :
Te rencontrer par hasard
Au coin d’ une rueCrois-tu, ça m’ a sidéré
Quand on me l’ a dit...
On n’ oserait plus me le redire
Aujourd’hui pétrifié
Depuis mon coeur
Devenu un inutile caillou
A quoi ça pourrait servir
Maintenant
D avoir des sentiments pour toi ?
Ou même, d’ avoir des sentiments ?
Respirer m’ est désormais pénible.
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Ai vu pleurer à la télé une jeune fille qui repensait aux viols répétés que lui avait fait subir son père dans son enfance.
Elle dit :
- Mon père me manque malgré tout ça, car après tout ça reste mon père.
Moi aussitôt je pense :
- Ce père violeur manque à sa victime. Moi je n’ai pas le sentiment de manquer à mes filles, et pourtant j’ai été un papa-gâteau gentil.
Vient à l’esprit :
- Normal que ça t’arrive, tout ça : elles sont malades.
Je m’aperçois que le temps file et que je n’aurai pas vu grandir mes petits-enfants et qu'il est trop tard chaque jour qui passe, trop tard.Le fils de ma femme a une petite fille encore bébé.
Cette petite fille je me demande si je vais pouvoir supporter sans crainte qu’on la voie régulièrement, qu’on s’en occupe, j’aurai toujours peur qu’on me l’enlève un jour, après que je m’y sois attaché.A elle toute seule elle va porter la charge d’être une petite-fille c’est à dire que je vais refaire le Bapù ( c’est mon nom de grand père ).
Je m’aperçois que les deux seules personnes qui m’auront rendu visite depuis quelques jours, chez moi, dans ma maison, sont les techniciens qui sont venus changer un câble pour que ma connexion Internet soit stabilisée.
J’étais tout jouasse de parler avec des humains, sous mon toit. D’habitude il n’y a que ma femme.Mais bon : des techniciens, même s’ils sont sympas, ils ne disent que quelques mots techniques et sont pressés.
Moi j’essaie la conversation un peu amicale mais ça met les visiteurs techniques ( ou les pompiers ou le facteur ) mal à l’aise.
Les gens qui ont une fonction, ils n’aiment pas s’en écarter.
Donc me revoici solitaire, isolé, oublié.
Pas un mail, pas un message, pas un SMS, pas un coup de téléphone, pas une visite.
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Bizarrement ce jour je souffrais moins du sentiment de solitude.
Pourtant toujours rien, pas de signe de vie venu de l’extérieur, rien dans ma boite mail, rien dans ma boite à messages Réseausocial, pas de tchat, pas de courrier véritable ( en papier dans une enveloppe ), pas de coup de téléphone, pas de SMS, pas de visite.
J’ai peur de m’habituer car je n’ai aucune raison de MOINS souffrir de cet état où l’on m’abandonne.Or, si je m'habitue, je ne lutterai plus, c'est comme baisser les bras, s'accoutumer à ce qui ne nous convient pas, le combat aurait été mené pour rien.
Paradoxalement il me faut continuer à souffrir pour continuer à chercher des solutions.
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Une angoisse terrible me serre le ventre lorsque ma connexion internet se voit coupée, lorsque ma livebox décroche.
Cela pourrait prêter à rire et je n’ignore pas que certains s’amusent à montrer du doigt l’aliéné qui ne peut se passer de cet outil.
Mais on oublie que c’est pour d’aucuns le seul et unique lien qui leur permet de communiquer un tout petit peu avec autrui.
Nous, les isolés, les oubliés, nous sommes au fond d’un tombeau dont la noire opression se voit brisée par le regard sur le monde que permet Internet.
Celui qui a de la famille autour de lui dit :
- Rien n’est meilleur que d’être en famille.
Lorsqu’on dit cela à un isolé, il pense :
- Pour toi c’est facile de dire cela.
Celui qui dit :
- Waaah, regardez-les avec leur Internet, ils paniquent dès que ça déconnecte.
Celui qui dit cela n’a certainement pas de soucis pour rencontrer des gens.
Bien souvent l’on donne conseil à celui qui se plaint pour faire taire sa plainte, donc on peut se voir tenté de lui conseiller n’importe quoi, n’importe comment.
La plainte est considérée comme une sorte d’agression, de nos jours.
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Et c’est ainsi qu’en se dressant sur le canapé qui me sert de lit, me dressant dans ce que je croyais être encore la nuit mais qui est le presque jour, vaguement éclairé par cette télé que je fais marcher pendant mes heures de sommeil sinon je dors pas, c’est ainsi qu’en me dressant, appuyé sur mes coudes douloureux, avec ce ventre gonflé par les ans et les abus, qui luit tout blanc dans le noir, c’est ainsi que je me dis :
- Encore je vais encore continuer au moins pour cette journée.
Et je sais que le lendemain je ferai de même et ainsi de suite pendant encore quarante ans car je me sens voué au centenariat comme d’autres se devinent maudits.
Ma journée, cette journée-là, ce dimanche-là, commencera par trois biscuits Lu trempés dans du café, j’aurai d’abord fait pipi/caca et soupiré maintes fois :
- Encore l’été toujours l’été bientôt l’automne les gosses déserteront la ville, c’est tant mieux c’est dommage, on ne sait jamais trop.
En buvant mon café je penserai :
- Putain je me sens toujours aussi isolé dans un sens parfois j’en ai assez. Je ne sais si j’irai au bout de tout ça.
- Il le faut.
( C’est Ingrid qui me l’a dit ).
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Pendant que ton corps
Grillait
Je savais que je me Consumerais
En souffrance
Jusqu'à partir moi-même
En fumée.
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Il y a comme ce sentiment de fonctionner plutôt que de vivre....
"..... Je pleurais silencieusement car je doutais malgré moi qu’elle y soit en train de m’attendre, les appréhensions ne m’ayant pas porté chance jusqu’ici. Je me demandais si les circonstances seraient cette fois favorables. Les circonstances avaient été suffisamment salopes pour ne plus pouvoir se permettre de me nuire, elles étaient allées au bout, elles ne pouvaient me donner pire.
( ..... )« - Elle est morte, Claude, dis-toi bien qu’elle est morte. Ca ne sert à rien de tutoyer une morte, ça peut même rendre fou...«
« Je me demande combien de temps elle va me manquer... «
« Je me demande si elle va me manquer plus que maintenant... «
« Je me demande si cela sera supportable car c’est déjà insupportable... «( .... )
- Désormais le moindre souvenir d’elle, de quelque chose
qui aura touché son corps, me sera précieux... Et je vais lire Stefan Sweig et Fred Vargas et d'autres auteurs qu'elle adorait, comme Paul Auster.... Ainsi je pénétrerai encore plus profond dans son esprit.
(..... )Je pensai :
« Ce n’est qu’une saison qui se termine, ce n’est peut-être pas l’ultime épisode... «
« Il faut qu’il y ait une suite. Il faut une suite à tout cela... «
Je me rendis compte que les étoiles avaient disparu, qu’il n’y avait plus que du noir.
Je m’entendis répéter avec jouissance, à voix haute :
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