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Je crois que pour faire comprendre à quel point l’isolement s’installe dans une vie comme du béton armé, il faut en parler souvent, chaque jour, à plein de gens.
Evidemment la plupart vont fuir car c’est comme lorsqu’on parle de son cancer, beaucoup ont envie de fuir, pour faire les autruches.
Le paradoxe est : l’isolé veut faire savoir qu’il l’est et qu’il aurait envie de ne plus l’être, mais comme il est isolé, personne ne l’entend, ou du moins tout le monde fait semblant de ne pas l’entendre, car cela implique des gestes empreints d’humanité. Il est plus facile de s’attendrir sur un chien abandonné que sur un homme dans l’isolement.
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Cela m’aura mis k.o.
J’ai ouvert des cartons où j’avais rangés, lors du déménagement dans ce patelin trou du cul du monde, des livres auxquels je tiens.
J’y ai trouvé de bons livres ( dont certains vont faire à nouveau mon régal ) mais aussi un CD avec des photos, notamment deux d’Ingrid s’apprêtant à sortir avec sa classe en cour de récréation.
J’avais oublié l’existence de ces photos, je me souviens les avoir joyeusement prises, j’aimais tant l’image d’Ingrid et j’aimais tant faire classe avec elle....
Cela m’aura mis k.o.
Bon sang je ne me remets pas de ce deuil. Il se réactive si vite par surprise...
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Comment fait-lorsqu’on perd définitivement, par décès, une personne indispensable ? Comment fait-on pour continuer à tenir debout, bien droit, à avanver bien droit ? A trouver encore du plaisir ? Comment fait-on ?
Vous êtes Ingrid et toi comme une forêt, avec tous ces beaux arbres debout et tout plein de feuilles, avec le vent qui fait bruisser les feuilles, avec des taches de lumière qui s’infiltrent entre les branches, Ingrid et toi vous êtes comme une forêt, et puis un jour comme ça d’un coup tu es comme un arbre défeuillé calciné brûlé, au tronc noir et blessé, qui se tient tout seul au milieu d’une terre noire désolée.
Le dernier et unique point commun entre toi maintenant et toi avant, c’est la station verticale. Le reste autour et à l’intérieur de toi, le reste est désolé.
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Parfois je me sens encore plus tout seul quand mon corps me refait chier sans prévenir.
Il y a cette sorte de canicule cette chaleur à faire crever les chacals à faire boire des tonnes d’eau aux éléphants, ça écrase tout, le soleil devient l’ennemi des plantes, des animaux, des hommes, il va jusqu’à cuire les pierres.
Du coup comme j’ai une circulation sanguine pourrie dans les jambes voilà que ça se met à gonfler et qu’aux douleurs rhumatismales se joignent des douleurs de chaleur, des lourdeurs, des bouillons chauds à l’intérieur du muscle.
Et puis donc j’aurais aimé en parler au moment où ça arrivait, à quelqu’un qui m’aurait dit :
- Ben mon pauv’ vieux attends, je vais te préparer ceci ou cela.
Ces mots-là je me les suis dits tout seul à moi-même et j’ai eu soudain un euréka, j’ai mis des glaçons dans un gant de toilette, j’ai enfilé une chaussette d’hiver et j’ai glissé le gant de toilette glaçonné à l’intérieur, contre l’articulation contre la cheville douloureuse et au bout de dix minutes j’ai ressenti un peu de bien-être.
Ce soulagement est venu de moi de mon idée de mon initiative, j’aurais aimé le devoir à quelqu’un.
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Ainsi donc tu aurais cru attraper au matin
Cette main que j’aurais enfoncée comme cela entre deux planches disjointes
Celles de la porte de bois brun, qui était si solide autrefois
Tu m’aurais attrapé la main
Lorsqu’elle serait passée par cette fente entre deux bois
Pour essayer d’éventer l’air ambiant
De l’autre côté
Pour dire « au revoir « ou « bonjour « en s’agitant
Ainsi donc j’aurais encore imaginé pouvoir passer au travers
De la porte sans l’ouvrir
Comme le font les voleurs
J’aurais respiré très fort
En y collant le nez
J’aurais dit
« Cela sent bon au dehors «
Et j’aurais eu envie de m’y rendre
Malgré cette porte fermée
J’aurais entendu
En y collant l’oreille
Une chanson imitant le bruit des vagues
Et j’aurais reconnu que la voix aurait été espagnole
Tout cela au travers de la porte de bois fendue.
« Tu n’aurais pas du ouvrir la main :
Tu as lâché la ficelle
Et je suis monté trop haut
Ne sens tu pas que je m’éloigne ?
Méfie-toi, je m’éloigne
Je m’éloigne et je m’éloigne
Et bientôt tu n’entendras plus
Ma voix ... «
Je ne suis déjà plus là
Je ne suis déjà plus
Je ne suis déjà
Je ne suis
Je ne
Je
Ceci est revenu
De loin
Ceci s’observe
De près
Ceci est une feuille rouge
De loin
Ceci est une blessure
De près
Ceci est la queue d’un écureuil
De loin
Ceci est une flamme
De près
Ceci est de la pluie
De loin
Ceci est une larme
De près
Ceci est de la joie
De loin
Ceci est un chagrin
De près
Ce n’est pas du jamais
Dont je voudrais parler
Et non plus du toujours
Car ça n’existe pas
Rien n’est jamais toujours
Toujours n’est jamais rien
Un peu par-ci par-là
De quelque chose vague
Comme une idée furtive
Sa présence impalpable
Son parfum évanoui
Comme les sens oubliés
Là c’est vraiment jamais
Là c’est vraiment toujours
Matins comme des chevaux
Je grimpe sur leur dos
Ton dos est un miroir
Qui chasse la peur du noir
Noir au fond du café
Meilleur quand tu le fais
Les faits sont douloureux
Je suis quand même heureux
Heureux comme un pinson
Sortant de sa prison
Par un joli matin
Qui s’rait comme un cheval
Au galop triomphal
Que je suis petit !
Je ne parviens même plus à me distinguer
Lorsque je marche dans une rue encombrée de badauds,
Je me perds de vue
Il faut que je me retrouve avant de rentrer à la maison
Car je me suis égaré tellement
Je suis petit !
Du temps où l’on disait de moi que j’étais petit,
Je me trouvais grand
Chaque nouvel acte à ma portée
Me grandissait
Mais avec l’âge
J’ai l’impression de raccourcir
De devenir petit, si petit !
Et le temps qui me reste
Semble raccourcir aussi
C’est désormais palpable,
Il me suffit de suivre du doigt
Le réseau de mes rides
D’écouter vieillir mon coeur
Tout ralentit et se précipite à la fois
C’est troublant
Comme je me sens petit !
N’essaie pas d’avaler tout ce sable,
Ces grandes étendues désertiques
Où tes sentiments se perdent
Ne sois pas trop gourmand avec la vie
Elle est courte, ne la mange pas d’une bouchée
Déguste le sable
Envoie du pied des nuages dorés face au vent
Reçois-les au visage comme autant de caresses
Respire bien le sable parfumé des errances
Ecoute la musique des pas qui en écrasent les grains
Ne t’inquiète pas des traces absentes
Rien ne te suit
Rien ne te précède
Tu auras été un souffle de vie
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Ingrid elle avait été opérée du coeur. Ils lui avaient mis une fausse « valve tricuspide «, une en plastique, comme on dit, mais je suppose que ça devait être en silicone je n’y connais rien et je n’ai pas trop voulu savoir.
- Je me sens si fatiguée, fatiguée....
Elle était héroîque, Ingrid, elle s’était si peu plainte que tout le monde a été surpris qu’elle en fût au point de devoir se faire remplacer un morceau de coeur usé par un morceau de coeur artificiel.
Ingrid elle avait tout subi tranquillement et même faisait de l’humour, elle avait fait un doigt d’honneur quand je l’avais prise en photo à son réveil, en salle de réanimation.
Elle avait fait une sorte de masque avec la crêpe qu’on lui avait servie en dessert lors d’un diner qu’elle avait mangé assise sur son lit.
Ingrid attendait impatiemment mes visites et elle se plaignait que nous ne soyions jamais que tous les deux ensemble, car bien évidemment elle avait chaque jour d’autres visites, sa fille et son compagnon, et aussi ma fille cadette bi-polaire et son compagnon.
Nous étions cinq donc, moi j’étais bizarrement célibataire en compagnie des autres.
J’ai eu un ou deux malaises de fatigue, de tension, je faisais semblant de rien mais je m’inquiétais, je pensais au danger qui guettait Ingrid.
Je trouvais que ses progrès étaient lents et pas bien évidents. Je n’osais en parler aux médecins, je ne voulais pas les embêter, j’ai toujours été comme ça, ne pas oser questionner, le vieux respect ancestral du lumpenprolétaire pour Messieurs les Docteurs et Professeurs.
Une blouse blanche : respect, garde-à- vous, ils SAVENT. Ils SOIGNENT.
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Nous avancions de manière irréversible vers un futur qui m’inquiétait. Ce grand espace sombre piqueté de petits points luisants nous aspirait vers un dénouement : l’idée même qu’il y aurait de toutes façons une conclusion me faisait frémir.
Je crois que j'ai eu et que j'aurai toujours le coeur pur, du moins j'ai essayé et j'essairai jusqu'au bout.Ca fait du bien de savoir que des siècles et des siècles après le nôtre, il y aura encore des êtres au coeur pur, comme Ingrid et moi.
C'est du coeur qu'Ingrid était souffrante.
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J’ai vécu ce matin un long moment d' isolement de grande solitude de grand abandon de grand oubli. Cette fois il ne s'agissait pas de moi.
C’était un vieux, un très vieux, un petit vieux, il marchait à l’aide de jambes complètement bloquées, il glissait à petits coups même un escargot ça va plus vite.
Une casquette moche et raide sur la tête, l’air buté et triste, il s’était mis en tête d’ouvrir son coffre de voiture, avec une clé qui tourne dans une petite serrure, il se penchait pendant une heure pour saisir un chiffon d’une main toute tremblante, il avait l’intention de remettre de l’huile dans son moteur, il mettait des jours pour faire tourner le bouchon de son bidon d’huile fraîche.
( « Nous avons de la chance, nous n’en sommes pas encore là... « )
Après il y a la honte de se plaindre mais il ne faut pas céder à ces hontes-là : sinon on n’en sort plus et la plainte devient interdite, vu qu’il y a toujours pire que soi.
La mauvaise foi, c’est de montrer une carte pourrie à celui qui se plaint de son jeu, en lui disant :
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La maison où je passe tout ce temps tout seul avec moi-même.
Pendant que ma femme est au travail.
Je n’attends pas de coup de téléphone, je n’attends pas de message, je n’attends pas de mail, je n’attends pas de visite, très peu de gens, voire personne ne pense à moi en cet instant.
Tout le monde s’occupe de ses petites affaires, à croire que je n’aurai pas existé assez longtemps ou assez fort pour qu’on se souvienne que je respire et que je marche sur cette planète, la même que celle des oublieux.
Dans les cas où je sens le vertige qui me prend, une sorte de malaise vagualâme, je mets en bande-son du chant grégorien.
Cette musique, ces voix qui résonnent parmi des salles voûtées aux murs de pierre, elles imposent une ambiance d’ermitage à la maison qui s’harmonise tout à fait avec ma solitude, mon isolement, mon oubli par les autres.Les Choeurs des Moines de l’Abbaye Notre-Dame de Fontbombault.
Les mots sont en latin.
Ce sont des sortes de prières chantées, c’est a capella.Je n’ai plus rien à voir avec les religions depuis très longtemps mais j’aime l’art religieux en général, surtout quand il s’agit des églises et cathédrâles et du chant grégorien.
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Il y a ces vertiges des « retours en arrière «, soudain voilà : Ingrid est là, sa présence plane dans la pièce, des souvenirs me remontent comme de la nourriture indigeste.
Je me trouve dans une sorte d’ambiance, une atmosphère magique, et quelque chose dans mon inconscient travaille à vouloir me faire l’attendre.J’attends Ingrid, je me dis :
- Ah, dis donc, tu es longue à revenir. Depuis 2006 que tu es partie sans me le dire et nous voici 9 ans plus tard et je t’attends encore.
Puis je me dis :
- Imbécile, tu t’es laissé surprendre encore une fois.
Il y avait de la réalité palpable dans ces souvenirs, souvent il s’agit d’une scène bien précise, par exemple Ingrid devant le miroir de la salle de bain qui se maquille, qui entoure ses immenses yeux bleu-pâles de noir et qui se met du rouge vif sur les lèvres, qu’elle a boudeuses.
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